Le caractère sacré de la pierre

Le caractère sacré de la pierre. Photo: Rodolphe Caron

Dans l’histoire de l’humanité, la spiritualité a eu un impact constant et considérable sur les arts visuels, et elle s’y est manifestée dans une pluralité de matières et de formes. L’idée d’intégrer les influences spirituelles dans les œuvres d’art est à la base du développement de l’art abstrait, c’est-à-dire d’un art qui ne réfère pas directement à des objets spontanément reconnaissables. Dans Du spirituel dans l’art, Wassily Kandinsky — l’artiste à qui l’on attribue la création de la première œuvre purement abstraite, au début du xxe siècle — décrit l’art comme émergeant d’une nécessité intérieure et définit le rôle de l’artiste selon ses visées spirituelles. « À plusieurs égards, affirme-t-il, l’art est semblable à la religion. » Pour lui, la véritable œuvre d’art est une création « mystérieuse, énigmatique et mystique, puis elle […] devient un sujet indépendant animé d’un souffle spirituel1 ».

Dans ce monde séculier et désabusé, marqué par l’omniprésence des médias et par le matérialisme tout-puissant, la sculpture abstraite sur pierre de Marie Hélène Allain réaffirme l’élan spirituel comme étant partie intégrante du processus créatif et, évidemment, des fondements mêmes de l’art. Par la fusion qu’elle opère entre l’esthétique et le spirituel, elle en arrive à des formes sculpturales méditatives qui s’opposent à une lecture strictement formaliste, tout autant qu’à une interprétation fondée sur une conception postmoderne de l’art, vu comme geste utilitaire, appropriation, parodie, pastiche, déconstructivisme ou instrument politique. Contre la désacralisation et la perte d’un certain sens de la profondeur, Allain ouvre la voie vers une vitalité animiste primitive et un symbolisme multivalent lié aux forces transformatives et aux phénomènes de la nature élémentaire. Sa sculpture révélatrice, dépasse l’esthétisme pur et contribue à un dialogue contemporain entre croissance spirituelle et processus de métamorphose de la matière. La présence physique, tactile, tridimensionnelle de ses œuvres favorise l’éveil des sens, à une époque où la simulation a remplacé la réalité, où l’on ne fait plus l’expérience du monde que par la médiation de l’imagerie numérique et où l’affaiblissement, voire la disparition de la matérialité constitue le point de mire de la majorité de l’art contemporain.

Cette rétrospective retrace le parcours artistique unique de Marie Hélène Allain, révélant les façons à la fois subtiles et profondes dont les propriétés physiques inhérentes et les alliances poétiques de la pierre ont affecté son imagination et sa spiritualité, l’incitant à donner une expression visuelle de la numinosité sous-jacente de la matière sculpturale tout comme de l’expérience humaine. L’installation est divisée en quatre sections, chacune réunissant des œuvres représentatives d’une période précise dans le développement de son langage sculptural et illustrant ses questionnements sur la forme et l’expression. A posteriori, l’on constate que plusieurs de ces questionnements sont intimement liés, et quelques-uns tendent à se chevaucher dans un mouvement d’aller-retour dans le temps, reflétant chez l’artiste une expérience intérieure en pleine évolution et souvent coalescente dans des œuvres de transition subséquentes, lesquelles font le pont entre la clarté minimaliste de la forme esthétique moderne et des concepts psychologiques, symboliques et métaphysiques complexes. L’exposition comprend aussi la projection du film Marie Hélène Allain : en dialogue avec la pierre, une quête spirituelle à travers l’art, de Rodolphe Caron, coproduit en 2008 par l’Office national du film du Canada et Productions Appalaches.

La pierre est porteuse de signifiance sur les plans historique et culture. Sa durabilité, voire sa permanence, symbolisent chez plusieurs cultures le pouvoir divin et le secret de l’éternité. Imprégnée de mythes, elle est la prima materia, ou la substance de vie rattachée au territoire et représentant la demeure de l’esprit, une source guérisseuse, une idole sacrée, un temple, un tombeau, un monument commémoratif et un symbole du Soi. Ériger une pierre — un menhir — pourrait bien avoir été le premier geste matériel d’affirmation dans l’histoire humaine. Autrefois, au Moyen-Orient, la pierre était considérée comme un signe de la présence de Dieu et, ointe d’huile et de sang, elle servait de lieu de pratique rituelle ou d’autel (Beth-El, « la maison de Dieu »). Dans le monde chrétien, l’eau que Moïse fit jaillir de la pierre symbolise la foi créatrice de vie, et l’apôtre Pierre (en grec, petros signifie « rocher ») représente les fondations sur lesquelles s’est érigée l’Église catholique. Selon le critique Adrian Stokes, « la grande vertu de la pierre est que, contrairement à d’autres matières solides, elle semble avoir une vie irradiante, une lumière, une âme2 ».

Il n’est donc pas surprenant que ce soit à travers l’atemporelle substance rocheuse — la matière sculpturale traditionnelle par excellence — qu’Allain a réussi à faire coexister ses deux vocations. En effet, elle est à la fois artiste et sœur de l’ordre des Religieuses de Notre-Dame-du-Sacré-Cœur. Résidant et travaillant dans le village acadien de Sainte-Marie-de-Kent, dans le sud-est du Nouveau-Brunswick, là même où elle a grandi, elle a vu ces deux vocations d’apparence hétéroclites s’influencer, se soutenir et se nourrir mutuellement. D’ailleurs, toutes deux sont intimement liées par la foi et la dévotion qu’elles exigent. Initialement, Marie Hélène Allain craignait de devoir choisir entre ces deux voies, mais comme l’artiste et professeure Jennifer Macklem l’écrit : « Contrairement aux perceptions courantes concernant les règles strictes de la vie conventuelle, son choix de devenir sculpteure professionnelle fut pleinement entériné par sa communauté, qui respectait les études supérieures et la réalisation professionnelle. » Et, plus loin : « Son développement comme artiste ne s’est pas fait dans l’opposition, mais comme un aspect intrinsèque de sa vie spirituelle et religieuse3. »

Les sculptures d’Allain ne sont pas l’illustration d’une pensée théologique promue par l’Église, mais bien la manifestation d’une quête spirituelle personnelle menée sur plusieurs années, ce qui en fait des témoins concrets de la constance de sa foi. Pour elle, l’acte de création sculpturale tient lieu d’une prière, requérant temps et labeur et impliquant l’alimentation toujours renouvelée de l’imagination, s’inspirant des principes formateurs de la nature. Elle affirme : « Il est rare que je m’agenouille pour prier, mais je prie tout le temps par mon travail4. » Son pèlerinage spirituel personnel est ancré dans une profonde croyance en les effets transformateurs de l’art, incitant à la rencontre du numineux et fournissant un centre fédérateur pour l’existence. Ses prières, ses offrandes peuvent se présenter sous la forme de plusieurs cailloux, une composante importante d’Autel d’offrandes (2001), une œuvre qui lui a été inspirée par une retraite de quatre semaines faite en 1998 à Miguasha, en Gaspésie. À ce sujet, elle explique : « Pour moi, ma sculpture est religieuse parce qu’elle exprime les éléments de la vie, le plus beau cadeau que Dieu m’ait fait pour “le connaître, l’aimer et le servir…” comme disait mon petit catéchisme ; quoi de plus religieux ? Des saint-Josephs, des sacré-cœurs, des vierges déshumanisées, ça ne connecte pas à Dieu5… »

Bien que la sculpture sur pierre porte en elle un ensemble de références polysémiques qui se rapportent jusqu’au début de l’histoire humaine, la pratique sculpturale d’Allain est issue de la tradition moderniste. À ce titre, elle fait converger deux voies empruntées par l’abstraction sculpturale du début du xxe siècle : d’abord, la réduction de la matière à une forme simple et fondamentale par la technique substractive de creusage direct, soit en dégageant l’œuvre d’un bloc de pierre initial ; puis la construction d’une forme sculpturale par assemblage additif, soit en disposant ensemble des composantes ou fragments individuels, à la manière des constructions cubistes de Picasso. Le souci de la qualité de la pierre est constant tout au long de son œuvre, car elle accentue la forme, la texture et la relation entre apparence externe et structure interne, entre masse et espace, au service de l’expression du mystérieux, qui sous-tend les structures élémentaires reliant nature et culture.

Au cours de ses années de formation, de 1968 à 1971, Marie Hélène Allain est grandement influencée par les forces intangibles exprimées dans les sculptures de Michel-Ange, de Henry Moore, et dans l’art inuit du Nord canadien. Des sculptures qui donnent l’impression d’être en vie, créées à partir d’une énergie ou d’une force vitale émanant des confins de la pierre. Le travail qu’elle produit dans les années 1970 se concentre sur l’abstraction biomorphique, un art d’inspiration organique caractérisé par les courbes volumétriques monolithiques évoquant celles que l’on retrouve dans la nature, et rappelant les formes simples des œuvres de maîtres modernes comme Brancusi, Arp, Moore, Hepworth et Noguchi. Enracinée dans la croyance que le corps est un vecteur de divinité, elle utilise des surfaces délicatement polies et des formes évocatrices pour exprimer l’interrelation entre sensualité et spiritualité. Tout en étant résolument abstraites, les œuvres créées durant cette période, avec leurs contours fluides et ondulatoires suggérant la corporalité et l’érotisme, des œuvres telles ses trois Sans titre (1970, 1977 et 1978), invoquent non seulement une lecture figurative, mais aussi la reconnaissance d’une corrélation ancestrale et élémentaire entre les rythmes et les formes organiques du corps (animal et humain), et une nature géomorphologique. Ces œuvres trouvent une résonance en chacun de nous, puisque nous partageons avec la Terre et les autres formes de vie l’histoire de notre évolution. Chez Allain, la conscience aiguë ou le sens du numineux répond à l’observation de Moore, selon lequel « chacun de nous est conditionné de manière inconsciente d’après certaines formes universelles dont la vue peut provoquer un écho intérieur si le contrôle conscient ne lui barre pas la route6 ».

À mesure que son art se développe, Allain se soucie moins de maîtrise et laisse davantage s’exprimer les diverses qualités de la nature. Elle utilise désormais dans une même œuvre des techniques différentes, créant ainsi des contrastes, voire des tensions, entre les surfaces polies et d’autres laissées à leur état brut. La pierre témoigne alors, par ses imperfections, de l’érosion et de l’oxydation naturelles qu’elle a subies. Des sculptures comme Sans titre (1979), de par leurs textures et leurs formes irrégulières, suggèrent des objets organiques comme des os ou du bois flotté. Dans La mer m’a dit… (1981), la surface délavée de la pierre est partie intégrante de l’œuvre. Le ciselage de l’artiste épouse subtilement les caractéristiques intrinsèques et les signes d’altération du matériau. En tant que projections archétypales de la création à l’œuvre dans la nature, ces sculptures offrent un vibrant témoignage sur le passage du temps, les effets transformateurs des éléments sur le paysage et la mémoire ancestrale de la matière : essence spiritualisée ou flot de conscience du monde naturel.

Les sculptures d’Allain, loin de n’être que des imitations de la nature, peuvent être lues comme recréant ou collaborant à l’acte créateur de la nature, en ce qu’elles sont de nouvelles formes singulières où prennent corps l’énigme des origines et les mystères des sources de l’être. Elles nous familiarisent ainsi aux phénomènes générateurs qui animent le cœur de chaque pierre, de chaque molécule dans l’univers. Les forces naturelles qui marquent et scarifient la pierre sont les mêmes qui déterminent l’homme et son destin, ainsi que l’évoquent si brillamment les empreintes humaines et animales creusées dans Co-op limitée (2000). Sa conception autant que sa structure étant mues par des mécanismes primitifs, l’œuvre de l’artiste semble se trouver à un stade de croissance embryonnaire, à l’étape d’une renaissance, ce qui contredit l’idée de permanence normalement associée à la pierre. L’artiste explique : « La pierre peut faire revivre quand elle redevient sable, sol et humus, elle peut faire revivre par les nombreux symboles qu’elle suscite au cours de ses transformations et je l’espère, par la force de sa symbolique dans une œuvre d’art7 »

Par l’utilisation des fragments — un procédé artistique qui remonte à Rodin et fut utilisé par plusieurs sculpteurs modernes comme Bourdelle, Maillol, Matisse, Brancusi et Arp — , tel que dans Sans titre (1979), Allain fournit l’espace nécessaire à une interprétation libre et enjoint aux visiteurs d’embrasser l’idée d’un tout plus vaste auquel ses œuvres participeraient. Ses sculptures sont souvent l’assemblage de deux composantes hétéroclites, une structure qu’elle utilise depuis le tout début de sa carrière. Sans titre (1972) et L’Entre-deux (1981), tout comme Éveil (1985), fameuse sculpture de calcaire de neuf tonnes commandée par la Galerie d’art Beaverbrook, établissent un lien visuel entre les formes, entre l’espace positif et l’espace négatif, ce qui symbolise la nature dialogique de la vie. Avec ces sculptures en deux parties, elle offre au spectateur une expérience qui transcende l’appréciation visuelle et se vit plutôt comme une réflexion sur les valeurs telles la symbiose, l’échange, l’interaction, la communication et la connectivité.

Marie Hélène Allain a toujours cherché à élargir sa vision en s’adonnant à une exploration constante des possibilités sculpturales. Ayant d’abord considéré le socle comme étant partie intégrante d’une œuvres, Comme un poisson hors de l’eau (1986-1992) et No 99 (1989) par exemple, elle s’éloigne volontairement de la sculpture monolithique à partir de blocs de pierre pour se tourner vers l’assemblage. Elle combine alors des pierres sculptées avec d’autres matériaux, tels que des morceaux de fer rouillé, des fils de cuivre, du bronze et du bois. D’avoir élargi sa conception de la structure et du matériau fait en sorte que, à la fin des années 1980, Allain a résolument dépassé l’idée selon laquelle la qualité distinctive de l’œuvre sculpturale est sa forme singulière. Elle conçoit désormais la sculpture comme une multitude de composantes distinctes ou un amalgame de matériaux et d’objets qui interagissent pour produire un rayonnement de sens associatif et poétique. C’est en fusionnant le matériel et le conceptuel dans des œuvres qui transcendent la somme de chacune de leurs parties qu’Allain exprime ses idées sur les processus générateurs de la nature dans leur rapport avec les aspects physique, émotionnel et spirituel de la condition humaine. Ses assemblages, en favorisant une recherche philosophique introspective sur l’identité et l’histoire personnelle, impliquent une opération consciente de la mémoire, par laquelle s’incarne sa relation au lieu, à sa famille et à sa communauté, à son héritage acadien et à sa vocation religieuse. Sorte de testament autobiographique inspiré par des observations et des incidents précis, ces œuvres constituent autant d’allégories complexes de l’expérience vécue, en ce qu’ils communiquent des thèmes universels et des idées résultant d’une longue conversation qu’Allain entretient avec la vie.

Les trois fils conducteurs les plus importants qui traversent cette œuvre toute méditative sont l’exploration des polarités, des contrastes et de la dialectique — qualités qu’Allain retrouve autant en elle-même que dans les motifs de la nature — ; la rencontre et la coexistence des différences ; et l’idée de l’unité des contraires. Dans Autoportrait (1989), Allain réunit des pierres contrastées — du grabbo, foncé et grenu, et de l’albâtre italien, beaucoup plus lisse — pour exprimer les oppositions de sa personnalité, qu’elle suspecte devoir à celles, très différentes, de ses parents. La sculpture Fort comme la vie (1996) est aussi faite de contrastes : elle est composée des racines et branches d’un arbre qui, loin de se faire rebuter par une nature rocheuse et hostile, a percé le roc sans relâche pour y survivre et y prospérer, un phénomène que l’artiste a observé dans les paysages montagneux du Jura. L’art d’Allain propose une méditation sur les tensions et les schismes qui résident à la croisée des chemins du soi et de la nature, ainsi que sur le développement psychospirituel comme parallèle à celui de la nature qui nous entoure. Il fait office d’une lunette d’approche qui nous permet de voir enfin cette profonde vérité : l’être est inséparable de la Terre qui l’a vu naître.

Allain fait prendre à la fusion entre culture et nature des formes surréalistes envoûtantes dans Pour offrir (1991) et Le cirque du Mal-Rocher (1992), une œuvre insolite qui utilise des composantes industrielles tout comme des pierres naturelles, et témoigne du fait qu’Allain ne cesse jamais de redéfinir le concept d’assemblage et d’étendre l’éventail de ce qu’il peut exprimer. Dans sa série « Grains », les pierres arrondies liées par une chaîne d’acier — qui rappellent la forme du chapelet — invitent à la contemplation de la source créative, de la force vitale, pure et imparable. Le grain symbolise la renaissance, un espoir qui, au printemps, émerge de la noirceur du tombeau pour enfin porter fruit. Dans Deux grains (2008), l’empreinte de la main de l’artiste, puissant symbole de l’identité, de la créativité et de l’héritage primordial, apparaît au centre d’une pierre fendue.

Dans sa quête incessante d’élargir son répertoire sculptural — surtout sa fonction sociale, son sens de la communauté, sa portée rituelle et commémorative — , elle se tourne peu à peu vers l’installation, faisant ainsi d’une exposition de ses œuvres une sculpture en soi. Ainsi, elle explore plus avant l’idée de l’espace compris dans l’espace avec des ensembles imposants comme Paradoxe (1998) et Secrets de varnes (2003), des œuvres qui tiennent compte des déplacements des visiteurs autour de ses diverses composantes. Dans ces installations, elle transforme, avec une grande sensibilité, un contenu de nature sociale, historique, culturelle et politique en une expérience à la fois poétique et émotive. Paradoxe juxtapose la lame rouillée d’une hache enfoncée dans une grosse pierre et un ensemble de quatorze fragments rocheux dont la configuration suggère le mouvement d’une volée d’oies ou d’un banc de poissons en migration; le tout tient lieu d’un vibrant hommage aux quatorze étudiantes qui ont perdu la vie dans la tuerie de Polytechnique de Montréal en 1989. Puisant elle aussi son imagerie dans la nature, Secrets de varnes (2003) est une installation commémorative qui, pour sa part, raconte la déportation des Acadiens de 1755. Décrite comme des « évocations du combat et du déploiement de la force de vie8 » par Allain, elle se présente comme une forêt de trente-cinq aulnes qui semblent pousser à même le roc et sont chapeautés de formes abstraites de bronze, moulages de petites maquettes de plâtre créées par le passé. Treize membres de la communauté de l’artiste ont mis la main à ce projet en inscrivant des mots formant un champ lexical lié à la force soutenue et à la résilience du peuple acadien, mots qu’Allain aura ensuite gravés dans le bronze.

Le récit personnel de l’artiste, ou son histoire, est un élément important dans l’interprétation de l’art contemporain. À cet égard, Menhir d’une genèse (2001), qui contient la première image gravée par l’artiste dans la pierre — une tête de cheval — est d’une importance capitale. La sculpture offre un aperçu de sa sensibilité unique et de sa vision artistique développées au fil du temps. Il semble tout naturel qu’Allain ait choisi comme premier sujet une tête de cheval, puisqu’elle s’identifiait beaucoup aux animaux de la ferme paternelle. Le cheval est par ailleurs un symbole archétypal du pont existant entre l’existence terrestre et le monde spirituel, ce qui évidemment n’est pas accessoire ici : il est un guide intérieur, ou un porteur de l’âme, faisant corps avec l’énergie ambiante de l’univers et le domaine de la conscience suprême. L’artiste s’exprime sur les conditions de création de cette œuvre et sur sa signification personnelle :

« Il m’est venu à l’esprit d’exprimer « ma présence » par les pierres, qui en quelque sorte ont été des témoins de mon développement et de mon évolution. J’ai donc décidé d’utiliser les pierres du Nouveau-Brunswick : le grès que l’on trouve dans les champs autour de chez moi et le basalte de Dalhousie. J’ai décidé de sculpter une tête de cheval en bas-relief durant l’été de mon entrée aux beaux-arts de l’Université du Québec à Montréal, en 1968. Notre professeur nous a suggéré d’observer la nature et de faire des croquis durant les vacances.

Comme la gravure sur plâtre me plaisait, j’ai demandé à mon père de me fournir des marteaux et ciseaux ordinaires que nous avions sur la ferme, ainsi qu’un morceau de roche. Évidemment, je n’avais aucune idée de ce dans quoi je m’engageais, mais je ne suis néanmoins installée devant le jeune cheval dans la grange, l’ai observé pendant un temps, puis me suis mise à sculpter. À la fin, j’ai demandé à mon père de rapporter la pierre dans les bois, car mon portrait du cheval me semblait un peu rigide, et je n’en étais pas satisfaite. Il fit ce que je lui demandais, mais il plaça la pierre tout près de sa cabane à sucre au lieu de la remettre dans l’amoncellement d’où elle venait. Le passage des ans patina cette pierre d’intéressante façon. En 2001, elle était dans mon studio, s’adressait à moi d’une nouvelle manière, me rappelait les prédispositions pour le dessin et la sculpture qui m’avaient menée aux beaux-arts. Elle est une sorte de jalon dans ma carrière. En 1968, sans que je le sache, sans que je sois consciente de l’existence d’un studio de sculpture sur pierre à l’École des beaux-arts, et loin de penser que ma matière principale à l’université serait « pierre », j’avais réalisé ma première sculpture. En 2001, j’ai utilisé cette tête de cheval dans une nouvelle œuvre, et y ai inclus un fer à cheval pour symboliser la chance que j’avais eue d’être initiée à la sculpture sur pierre. J’ai aussi inscrit les dates 1968-2001 de l’autre côté de la pierre, en reconnaissance de mon évolution en tant que sculpteure au fil du temps9. »

Au fil des ans, l’art de Marie Hélène Allain a suivi une évolution singulière, et ce, à son propre rythme, sans jamais suivre la voie tracée par les tendances. C’est ainsi qu’il est parvenu à abolir ces fausses dichotomies que sont la tradition et l’innovation, le passé et le présent, la nature et la culture, l’art et la religion, et le matériel et l’esprit. Federico Fellini semble parler de son œuvre sculpturale lorsqu’il affirme que « la perle est l’autobiographie de l’huître10 ». En tant que détentrices d’une mémoire qui personnifie l’expérience vécue, l’héritage culturel et l’emplacement géographique, les sculptures d’Allain font office de témoignage de la volonté et de la force spirituelle ancestrale de l’humanité. Elles fonctionnent comme des menhirs, ces immenses pierres préhistoriques érigées seules ou en groupes circulaires qui servent de bornes dans ce monde complexe et changeant qui est le nôtre. Ses menhirs à elle sont un chant intemporel qui fait écho aux vérités universelles, inconscientes et anciennes. Des catalyseurs qui déclenchent la prise de conscience et l’émerveillement, en ce qu’ils nous ramènent à la fonction communicative de l’art, à la re-sacralisation de l’existence humaine et à la divinité qui sous-tend et imprègne toute réalité : la numinosité de la vie.

 

par Terry Graff
reproduit avec l’aimable autorisation de l’auteur

 

Notes

1     Wassily Kandinsky, Du spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1989, p. 197.

2     Adrian Stokes, Stones of Rimini, New York, Schocken, 1969, p. 111. [Traduction libre.]

3     Jennifer Macklem dans Secrets de varnes, Marie Hélène Allain, Sackville, Owens Art Gallery, 2006, p. 16-17.

4     Deanne Fitzpatrick, en ligne : blog.hookingrugs.com, Diary Archives, 23 octobre 2009. [Traduction libre.]

5     Marie Hélène Allain citée dans Carolle Gagnon, Marie-Hélène Allain. La symbolique de la pierre, Moncton, Éditions d’Acadie, 1994, p. 69.

6     Henry Moore cité dans Herbert Read, Modern Sculpture: A Concise History, London, Thames & Hudson, 1964, 1992, p. 178. [Traduction libre.]

7     Marie Hélène Allain citée dans Peter J. Larocque, Une pierre pour toi. Sculptures de Marie Hélène Allain, Saint John, Musée du Nouveau-Brunswick, 2000, p. 1.

8     Marie Hélène Allain, « Énoncé de l’artiste, catalogue de l’exposition Secrets de varnes, Marie Hélène Allain, Sackville, Owens Art Gallery, 2006, p. 7.

9     Témoignage de Marie Hélène Allain composé d’extraits d’une lettre écrite par elle et d’une interview accordée à Terry Graff. [Traduction libre.]

10   Federico Fellini, Atlantic, décembre 1965, tel que cité dans http://en.wikiquote.org/wiki/Federico_Fellini. [Traduction libre.]

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