La nature de chaque pierre – Peter J. Larocque

Tout repose sur la pierre, la matière que Marie Hélène Allain privilégie, qui fait naître chez elle un monde d’idées. L’installation qu’elle présente, Imagerie de l’héritière, l’aboutissement de 45 années de créativité, véhicule un message évocateur sur l’appartenance. Cette œuvre ne raconte pas un parcours, elle se veut une déclaration. L’artiste nous invite à assister à cette méditation sculpturale sur le patrimoine et à réfléchir aux conséquences de ses nombreuses significations. D’une manière générale, cette installation met en lumière la communauté, l’hérédité et l’identité personnelle. Il faut la voir à la fois comme une analogie de l’artiste sur ses traditions et comme un autoportrait métaphorique. Procédant du général au particulier, le regard s’attarde d’abord à la terre qui a nourri ses aïeux, avant de cheminer vers un hommage à ses parents pour aboutir à une représentation des qualités qu’elle voit ou souhaiterait voir en elle. Allain a choisi de se dépeindre en réunissant son ascendance acadienne, son appel à la vie religieuse et sa vocation de sculptrice.

Au cours de sa carrière, ses préoccupations esthétiques ont évolué de manière éloquente. Ses premières œuvres explorent bon nombre des aspects classiques de la sculpture abstraite – la forme, la texture, l’échelle, la tension et l’équilibre. [Figure 1 – n° 44 MNB] Ces créations sont généralement globales, à part entière, des objets qui font naître un sentiment de présence monumentale. Le rôle de l’artiste devient une force naturelle réagissant au caractère et à la nature de chaque pierre qu’elle façonne. Depuis la fin des années 1980, Allain utilise de plus en plus le bois dans ses œuvres, ne le retouchant que légèrement la plupart du temps. Une pierre pour toi / A Stone for You intègre un bout de ronce de façon visuellement efficace. Telle une plante se déployant, l’élément en bois a scindé la base de pierre où il était confiné, représentant dans le temps un moment d’énergie, de mouvement et de vie comprimés. [Figure 2 – MNB] Plus récemment, en créant des assemblages de divers matériaux, Marie Hélène Allain s’est mise à explorer des relations plus complexes entre l’artiste, l’objet et le spectateur et à se pencher sur des questions sociétales et environnementales d’une portée plus large.

Dans cet esprit, Apprendre / To Learn expérimente l’interaction avec le public. Un pilier en pierre et en métal affiné, abritant en son centre une bougie allumée, est entouré de onze dalles de pierre garnies de cuir et judicieusement positionnées. Sur chaque dalle, une bougie évoque la participation potentielle à la flamme centrale. Voilà un condensé convaincant de ce qui est attendu de l’enseignant et de l’élève pendant l’apprentissage. [Figure 3] Paradoxe / Paradox, par exemple, a été conçu en réaction à la violence, au choc et à l’angoisse provoqués par le massacre de l’École Polytechnique de Montréal en décembre 1989. La perte de quatorze vies innocentes est évoquée de manière poignante par des éclats qui sortent d’un rocher entaillé par une hache impitoyable. [Figure 4] Dernièrement, les sculptures de Marie Hélène Allain ont évolué, devenant des installations où le discours s’inscrit dans une perspective de développement plus large. Dans Secrets de varnes / Secrets of Alder, Allain a conçu une forêt multimédia (basée, bien sûr, sur la pierre) qui présente sa conceptualisation de la ténacité et de la résilience acadiennes. [Figure 5] L’artiste y joue un rôle de médiatrice, en mettant en valeur un contenu créé par la communauté. Curieusement, les mots, qui se présentent sous la forme d’inscriptions sur des éléments en métal coulé ou des étiquettes de cuivre, sont devenus des éléments essentiels de cette description de la culture et du caractère de l’Acadie.

L’Imagerie de l’héritière marque une autre évolution dans la complexité du processus et de la présentation d’Allain. L’artiste revisite quelques-unes des thématiques et approches qui faisaient anciennement partie de sa pratique – l’identité, la continuité et l’esprit – en se risquant à un autre mode d’expression et de représentation. Dans cette installation sculpturale, les éléments sont disposés en couches, avec plusieurs niveaux de signification, de symbolisme et d’importance. Les parties constitutives de cette œuvre sont destinées à être vues à la fois de façon séquentielle et symbolique. Chaque section comprend une grande variété de pierres, une matière évocatrice de pérennité et de vérité qui captive l’artiste au plus haut point. Un grand nombre de ces matériaux ont été récupérés auprès de l’industrie de la construction. Ardoise des tableaux noirs d’écoles désaffectées, pierre du vieil Hôpital de Moncton, aujourd’hui la maison mère de son ordre, les Religieuses de Notre-Dame-du-Sacré-Cœur, retailles de comptoirs en granit, choses données par des amis ou des admirateurs. Sans oublier des roches ramassées un peu partout au Nouveau-Brunswick, comme sur la plage de St. Martins, et du grès extrait à Shediac. Bon nombre de ces pierres sont des fragments d’œuvres précédentes et proviennent de lieux aussi disparates que le Québec, les États-Unis, le Brésil et l’Italie. Chaque fois, l’artiste les examine soigneusement, surtout du point de vue de leurs caractéristiques saillantes – fortes sans être indestructibles, solides sans être impénétrables. Dans ses ouvrages, Allain incorpore également beaucoup de racines et de troncs de bois franc abattus localement dans le cadre d’un aménagement paysager ou d’une construction. Les éléments en bois, en particulier les racines, deviennent des liens avec la terre. Ils symbolisent la ténacité de la vie et représentent la continuité des forces naturelles et ancestrales. L’utilisation de fils et de feuilles métalliques, en particulier le cuivre et l’aluminium, instille une intention et une énergie créatrices. L’effort nécessaire pour extraire et transformer les matières minérales de la roche est également implicite. Sachant aussi très bien que les mots sont des outils puissants, Allain intègre du texte dans le contenu de son œuvre. Elle utilise notamment des verbes actifs à l’infinitif pour démontrer la nécessité d’accomplir des actions. Cette intégration physique de mots communique l’importance de la langue et renforce l’imagerie. Ces détails représentent de manière signifiante des expériences personnelles de l’artiste et des interactions qu’elle a menées dans le cadre de la réalisation de cette œuvre.

Imagerie de l’héritière est disposée en trois sections interdépendantes : un tronc d’arbre inversé côtoyant un amas de pierres naturelles et sculptées; deux œuvres posées sur table; un ensemble de sept sculptures distinctes sur tronc d’arbre. Vue de haut, on constate que cette installation a été planifiée et aménagée en forme de feuille ou de fleur, un thème qui renvoie à une des préoccupations de l’artiste : les processus de régénération implicites dans la transformation continue de la roche qui, sous l’effet du temps se désintègre.

La première section comprend une grande racine d’arbre associée à une imposante collection de pierres et cailloux naturels. Habituellement invisible de par sa nature, la racine se retrouve ici à l’avant-plan de l’installation. Source de stabilité, les racines sont le locus de la transition et la transformation des fonctions nécessaires entre le plant et la terre. Pourtant, dans cette œuvre, la racine et sa souche sont en position inversée, preuve qu’une intervention puissante d’origine naturelle ou humaine a eu lieu. Un sentier de pierres, formé par un amalgame de pierres naturelles non modifiées et de roches sculptées dans un but précis, émane de la racine et serpente en se rétrécissant. Ici et là, des blocs sculptés prennent littéralement la forme de ce que l’artiste appelle des « cadeaux ». Sans aucun doute, cet arrangement vise à exprimer l’héritage transmis par la collectivité et des individus et dont les contributions, ou « cadeaux », ont influencé le cours d’une vie. La plupart de ces pièces sculptées sont assemblées à l’aide de fils de cuivre ou d’aluminium, l’une d’elles portant l’inscription Créer / To Create. Une allusion à un principe fondateur du travail de l’artiste, l’idée que la créativité est une activité fondamentale humaine. Parallèlement, on peut interpréter ce volet de l’installation comme une référence à un événement formateur de l’imaginaire acadien – le Grand Dérangement de 1755 à 1764. Ou encore comme l’expression du fait que la force de la vie imprègne tous les aspects de la nature, en plus d’offrir des allures de paysage des Maritimes.

Au cœur de l’exposition, deux œuvres sur table se complètent l’une et l’autre grâce aux matériaux utilisés, à l’assemblage et à la présentation. Du point de vue symbolique, elles représentent les parents de l’artiste, Anna Girouard (1914-2000) et Joseph « Jos » Allain (1917-2008), en plus d’évoquer la généalogie individuelle de l’artiste. Reprenant une tradition historique en peinture, ces œuvres sont conçues comme des pendants – elles forment une paire liée sur le plan de la thématique et de la composition. Présentées essentiellement en bas-relief et de manière incomplète, elles suggèrent que chaque individu possède un potentiel inexploité et que la compréhension de l’identité d’une personne ne peut être que très limitée, jamais totale. Comme dans la plupart des portraits qui sont le pendant de l’autre, l’œuvre associée à la féminité se trouve à gauche, ou sénestre, le côté que certaines écoles de pensée associent à l’émotion et à l’intuition. L’autre, celle liée à l’identité masculine est disposée à droite, ou dextre, le côté où se trouveraient la raison et l’objectivité. Allain présente chacune de ces compositions sur des plates-formes surélevées qui sont étayées (mais pas structurellement) par des racines d’arbres modifiées et colorées, un des leitmotivs qui unissent les trois parties de l’œuvre. La base de cet arrangement est renforcée par l’ajout de reliques familiales et accentuée par divers traitements de surface, notamment des fils et des feuilles semblables à des vrilles de lierre. La surface de chaque plate-forme a été soigneusement teintée pour l’harmoniser à la couleur de l’un des grès prédominants du sud-est du Nouveau-Brunswick. Non seulement la manière de présenter ces deux pièces permet de mieux les voir, mais la légère élévation accentue leur présence et les rend beaucoup plus réelle. Elles assurent la transition, au sens propre comme au figuré, entre le sentier de pierres au sol et le groupe surélevé de sculptures de livres soigneusement individualisés.

La pièce représentant la mère de Marie Hélène Allain est conçue comme un article de literie, une parure de lit en patchwork (courtepointe, couvre-lit ou édredon). Elle se compose de blocs de grès, d’ardoise et de granit, de forme plate, carrée et rectangulaire et de couleurs contrastantes, suivant un motif régulier, précis et systématique. Habituellement, le couvre-lit se veut un objet textile qui appartient au milieu domestique et qui est associé aux filles et aux femmes travaillant au foyer. D’un côté, cette transformation du tissu en pierre est assez étonnante – ce couvre-lit n’a rien de douillet et de réconfortant – puisqu’il donne une impression de dureté, de froideur et d’inflexibilité. De l’autre, la sévérité de l’œuvre est atténuée par l’ajout de fils métalliques qui représentent des vignes et feuilles sinueuses. Évoquant les broderies réalisées à la main, cet ornement confère un sentiment de présence humaine ou rappelle le monde naturel, en plus de tempérer la sévérité de l’arrangement autrement strict et anguleux. Il en dit long autant sur la compétence et la capacité que sur la constance et la créativité. Le couvre-lit suggère également le lit, emblématique du confort, de la vie, de la procréation et, même, de la mort. Un chapelet ayant appartenu à la mère de l’artiste niche au milieu des feuilles métalliques. Il rappelle éloquemment l’importance de la foi professée dans la société acadienne, surtout pour les générations d’avant, et constitue un témoignage convaincant sur de nombreux plans. Au cours d’une de nos conversations pendant la production de ces œuvres, Allain a également raconté que, lorsqu’elle était enfant, sa vie quotidienne était remplie d’activités et de responsabilités adaptées à son âge et supervisées par les membres de la famille et les voisins. Elle donnait un coup de main à la ferme et au jardin et accompagnait souvent sa mère à la cueillette des petits fruits. Justement, c’est au cours de ces sorties avec sa mère que l’artiste a appris qu’il fallait examiner soigneusement chaque plante parce que le fruit le plus mûr et le plus délicieux était souvent bien caché sous les feuilles. Un conseil qui, à bien y penser, s’applique à de nombreuses facettes de la vie.

Le casse-tête, l’élément qui accompagne le couvre-lit, représente la première influence masculine dans la vie d’Allain, son père. C’est en soi un objet complexe, exigeant persévérance et ingéniosité. Inversement, une fois résolu et recomposé, comme ici, il dénote l’effort investi pour rassembler des pièces disparates en un tout cohérent. Une des diverses facettes que l’artiste a mise à l’avant-plan est le métier de fermier de son père, une allégorie représentée par les signes des liens qu’il entretenait avec la terre et qui régissaient de nombreux aspects de sa vie. Composée de grès, calcaire et de granit, cette œuvre représente la terre où il vivait et travaillait.

Les sillons gravés dans quelques morceaux du casse-tête font allusion à la tâche répétitive que sont les labours. Les teintes ocre pâle et mouchetées de la pierre rappellent à Allain les champs de graminées mûres que son père entretenait et moissonnait. La structure du casse-tête est parfois interrompue par de grosses pierres qui s’intègrent de façon aléatoire. Peut-être évoquent-elles les défis que chacun doit relever au cours de sa vie? Parmi les leçons de sagesse qu’elle a retenues de son père, l’artiste a appris qu’il fallait s’occuper de la terre et de ses créatures. Dans cette sculpture, cet apprentissage est représenté par un fragment de pierre suggérant un nid. En effet, lors de la moisson, le père d’Allain trouvait parfois des nids d’oiseaux dans le champ. Il appelait alors sa fille pour lui montrer comment le remettre soigneusement en place en espérant qu’il ne serait pas détruit et que l’oiseau y reviendrait. L’artiste a aussi intégré dans son œuvre les chapelets en bois de son grand-père et son arrière-grand-père que son père avait gardés, autre indication de la place importante de la religion et la foi dans le quotidien. Ces objets et les tiges de lierre en cuivre et en aluminium dont l’œuvre est sertie, complètent l’imagerie et le couvre-lit.

La dernière partie est constituée d’une suite de sept sculptures. Ces œuvres sont l’aboutissement de l’histoire générée par les éléments précédents et relèvent plus directement de l’autoportrait, malgré la représentation de son identité par l’entremise de ses origines culturelles et parentales. Allain a elle-même sculpté une série d’œuvres où des « livres » en pierre réalistes reposent sur des troncs d’arbres en équilibre sur leurs racines. Ces sept tomes reflètent les qualités qui pourraient caractériser non seulement sa personnalité, mais aussi son héritage : Croire (To Believe); Aimer (To Love); Servir (To Serve); Persévérer (To Persevere); Appartenir (To Belong); Reconnaître (To Acknowledge); Créer (To Create). Compte tenu de l’intérêt de l’artiste pour la littérature, il n’est pas surprenant qu’elle ait choisi de se représenter comme une série de livres. Seuls deux d’entre eux portent l’inscription de leur titre – un renforcement ou une valorisation du principe qui guide ces pièces particulières. Dans certains cas, ses « livres » simplifiés et stylisés prennent l’apparence de ces ouvrages imposants et remplis d’information que sont les bibles, encyclopédies et dictionnaires du XIXe et du début du XXe siècle. En comparaison, et sur une note plus légère, une autre pièce ressemble à un album de découpures ou de photos relié de façon simple et personnelle. Les troncs et les racines de ces sculptures autostables ont été sélectionnés pour faire référence aux autres sections de l’installation.

Allain a soigneusement modifié et remanié la surface de chacun des éléments en bois et l’a teintée de façon à la rehausser et l’assortir au caractère particulier de chaque livre en pierre. La plupart des livres contiennent également de fil de cuivre ou d’aluminium – une facture artistique commune à toutes les sections de l’installation. Chacun est composé de pierres revêtant de grandes significations et associations personnelles. Par exemple, Servir (To Serve), est façonné dans du marbre provenant de la salle d’opération de l’hôpital, devenu la maison mère de son ordre religieux, à l’époque où il a subi d’importantes rénovations. La couverture rose de cette sculpture, tachée du sang d’innombrables interventions chirurgicales, évoque l’altruisme de ceux et celles qui s’engagent à guider, aider et soigner leur prochain. La couverture du livre Appartenir (To Belong) est, quant à elle, dotée d’un fragment géologique ressemblant à un fossile – les teintes apparaissent nettement différentes, mais les deux matériaux sont inextricablement liés. Cette fusion exprime le sens même de l’appartenance. La représentation que fait l’artiste d’elle-même – la manifestation d’un ensemble de croyances sincères – immortalise visiblement son imagerie du patrimoine culturel, non seulement sur le plan de l’hérédité, mais aussi du transfert et du développement d’attitudes et de la mémoire.

Cette installation représente de façon sculpturale la place qu’Allain sent qu’elle occupe dans le monde, en plus de rendre compte de choses qu’elle juge importantes. Cette œuvre se veut également un témoignage concret de la façon dont l’artiste voit la vie du point de vue philosophique. Elle reflète une logique, parfois idéaliste et romantique, parfois pragmatique et directe, qui repose sur son expérience et sa foi. Cette œuvre vise à nous toucher et à faire résonner notre propre signification. Elle évoque aussi le désir sincère d’honorer l’idée d’un passé collectif duquel puiser force et sagesse. Sans exception, nous sommes tous porteurs d’héritages qui nous ont influencés et qui continueront à nous toucher de maintes façons. Allain a présenté le sien dans la langue d’expression complexe, subtile, énigmatique, inspirante qui lui est propre, montrant que tout repose sur la pierre.

 

Peter J. Larocque
Conservateur, art et histoire culturelle du Nouveau‑Brunswick
Musée du Nouveau‑Brunswick
Texte publié en 2016 dans le catalogue de l’exposition Imagerie de l’héritière

Reproduit avec l’aimable autorisation de l’auteur

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